La pensée de René Girard détient une place ambiguë au sein de la tradition chrétienne, adoptée par certains et totalement ignorée par d’autres. Il est tout de même intéressant de constater que des figures aussi éloignées en apparence que l’évêque Robert Barron et le vice-président des États-Unis J.D. Vance (sous la tutelle de Peter Thiel) se disent inspirés par les travaux de René Girard. Les récentes discussions à propos de la fin du consensus de la deuxième guerre mondiale semblent également rappeler à l’esprit l’anthropologue français. Si des hommes politiques, des évêques, des entrepreneurs et des commentateurs publics s’approprient la réflexion de Girard, sous quel regard devrions-nous l’aborder?
Loin de partir dans des analyses de culture, nous proposons ici une discussion entre la pensée symbolique et les réflexions de Girard. Une pensée symbolique ancrée dans une métaphysique solide, mais également capable de penser la causalité paradoxale du cycle, nous paraît être le meilleur partenaire de discussion pour la pensée girardienne. En effet, une pensée métaphysique classique risque de voir dans l’anthropologie girardienne certaines lacunes héritées d’un idéal scientifique, ou peut-être même matérialiste. Des termes aussi riches que le désir et la liberté sont utilisés par Girard dans un sens qui pourrait provoquer certains métaphysiciens. Bien que ces critiques aient raison de pointer les limites de proposer une anthropologie sans esprit, elles risquent de ne pas rencontrer Girard là où il se trouve. À l’image d’un Jordan Peterson1, Girard est un homme qui pointe vers le christianisme en ayant les pieds sur le continent scientifique. Dans ses théories, Girard s’adresse à un public scientifique et tente de lui montrer que le cadre dans lequel il opère pointe vers la réalité du christianisme. Le contexte de discussion de Girard est alors important à garder à l’esprit pour un discernement de ses contributions. Nous nous proposons de commencer par une discussion du désir mimétique, la pierre angulaire de la pensée girardienne qu’il développe dans son premier livre “Mensonge romantique et vérité romanesque”.
1- L’imitation: Descente ou montée?
L’imitation a toujours été au centre de la vie spirituelle, mais également de l’apprentissage de manière générale. En effet, il est clair que l’Homme apprend de nouvelles choses à travers l’imitation des autres, autant dans les domaines techniques que dans le monde de la vertu. On pourrait comprendre l’imitation comme l’action à travers laquelle l’homme s’élève vers un niveau plus élevé à travers le modèle d’un autre qui y participe déjà. Ce modèle joue un rôle crucial dans la mesure où il permet au niveau de réalité supérieur de se manifester dans les niveaux en dessous. Sans cette médiation, la transition d’un niveau à un autre serait bien plus difficile, dans la mesure où il n’y aurait pas de pont afin de franchir la distance d’un niveau à l’autre. Par exemple, la distance entre les vertus et nous serait bien trop grande si celles-ci ne s’incarnaient pas partiellement dans notre entourage. L’admiration que l’on porte alors pour le médiateur de la vertu est également l’attraction qu’elle suscite en nous, nous invitant à y participer à travers l’imitation. L’acte d’imitation demeure néanmoins un acte libre, et tout homme peut échouer à exercer cette liberté en étant offensé par ce niveau de réalité plus élevé, refusant l’humilité qu’implique l’imitation.
Si la vision classique voit dans l’imitation les marches ascendantes d’une échelle céleste, René Girard a tendance à y voir une descente infernale. Il sera pertinent de nous intéresser à l’origine de cette distinction, et à la valeur qu’elle pourrait avoir. La première chose à noter serait l’horizontalité du monde que considère Girard dans son travail de théoricien. En effet, il s’adresse clairement à un public scientifique auquel il ne peut demander d’accepter le postulat de niveaux de réalités et de hiérarchies ontologiques. Ses théories opèrent dans le cadre scientifique de son temps, ce qui leur donne un penchant mécaniste, et parfois matérialiste, même s’il ne développe pas de métaphysique explicite. L’horizontalité du monde sur laquelle Girard théorise sera très importante pour illuminer sa perception de l’imitation.
L’intérêt de Girard pour le phénomène de l’imitation part tout d’abord de son étude du désir. En effet, Girard pourrait faire partie de la tradition “anti-libérale” dans la mesure où il refuse absolument la conception de l’homme “libre” dont les désirs sont autonomes et autodéterminés. Plutôt que de proposer une théorie alternative de la liberté, Girard se propose plutôt de montrer dans quelle mesure les désirs des hommes s’imitent les uns les autres, et sont loin d’être “librement” déterminés. Si les psychanalystes de son époque attaquaient le libéralisme en postulant l’inconscient comme pierre d’achoppement de cet idéal d’autonomie, Girard s’intéresse plutôt à la rivalité mimétique. À travers une étude des grands romans, il fait l’observation que derrière les désirs apparents des protagonistes se cachait un désir qui était plus important: celui d’imiter son rival, et de l’usurper. Cette théorie suggère alors que les désirs supposément “libres” ne sont réellement que des prétextes au sein d’une compétition avec un rival dont le désir a été imité. Le vrai désir est celui d’être comme son rival et de prendre sa place, et l’objet désiré n’est qu’une imitation de ce rival afin de le remplacer2. Le contexte qui semble alors expliquer l’humain est celui de la rivalité et de la compétition. Nous reviendrons avec des exemples bibliques de ce schéma plus tard.
Le rôle joué par l’imitation dans ce schéma girardien se prouve manifestement différent de celui proposé plus haut. Pour Girard, l’imitation semble être synonyme d’usurpation et de rivalité, alors que la tradition y voit la capacité de l’élévation spirituelle. Qu’est-ce qui expliquerait un traitement si différent de l’imitation?
C’est l’horizontalité du monde girardien qu’il faudra considérer afin de répondre à cette question. En effet, on pourrait dire que Girard accepte quasiment le postulat hobbesien que l’état naturel des hommes serait un état de compétition de tous contre tous. Girard voit que les hommes, à leur état naturel, ressemblent plus à des rivaux violents qu’aux bons sauvages de Rousseau, et place une grande importance sur la pensée darwinienne de son temps. Bien que ces observations comportent une grande part de vérité, il y a néanmoins des conséquences à accepter sans réserve l’idée que la nature humaine est celle de la compétition. Cette vision risque de donner naissance à une anthropologie de la violence au sein de laquelle tous les comportements manifestes pourraient être expliqués par la réalité originale de la compétition entre les hommes. On se rapprocherait ainsi de l’herméneutique du soupçon que l’on retrouve chez Marx et Freud, mais en remplaçant leurs secrets par celui de la rivalité. Dans un tel monde, est-ce qu’un disciple peut admirer son maître sans vouloir secrètement le remplacer? Est-ce qu’un fils peut respecter son père sans vouloir secrètement le tuer? Tous les désirs dissimulent-ils une rivalité inhérente à la nature de l’homme? Ces questions se posent naturellement à celui qui, ayant aperçu la réalité de la compétition, risque de l’ériger en absolu métaphysique.
Ce qui caractérise une anthropologie de la violence est sa perte de verticalité à tous les niveaux. Dans un monde qui est maintenu debout par ses colonnes verticales, l’imitation du maître permet au disciple de s’élever vers lui en pleine reconnaissance de leurs différences. Certaines compétences du maître ne sont pas accessibles au disciple présentement, mais cela ne l’empêche pas d’aspirer patiemment et humblement à imiter son modèle. En retour, le maître se charge d’encourager le disciple, et de le protéger des dangers en chemin. Néanmoins, si la verticalité de l’autorité est abolie, la révolution éclate et le maître se transforme inévitablement en rival aux yeux du disciple devenu révolutionnaire. Notre proposition est que l’imitation étudiée par Girard est celle qui se présente lorsque la révolution éclate, et que les différences verticales sont abolies.
En effet, la révolution du disciple sur le maître est une tentative de le remplacer afin de devenir soi-même le maître. De ce fait, en un certain sens, il y a une tentative de réduire la distance qui séparait jadis les deux niveaux, et de ressembler autant que possible au maître à l’instant même. Le maître devient donc à la fois un être auquel on veut absolument se joindre, mais également un rival à détruire. Cette confusion de l’identité et de la différence absolue est une caractéristique de la rivalité mimétique. Il s’agit d’un désir paradoxal de détruire celui qu’on veut devenir afin de devenir celui que l’on a détruit.
Si l’on comprend Girard comme un penseur du cycle de révolution, et non comme un métaphysicien du désir, son regard sur l’imitation s’illumine pour nous. Il n’hésite pas à appuyer sur la contagion de la mimesis qui risque de se répandre et d’enfouir toute une société dans un cauchemar hobbesien. Il est effectivement indéniable que l’imitation réciproque est un des moteurs des cycles de conflits à toutes les échelles. Même un petit enfant est susceptible de désirer intensément le lait de sa mère après avoir vu son petit frère se faire allaiter. On voit bien comment derrière ce désir apparent pour le lait se cache une jalousie vaine et rivalitaire. L’enfant envie son rival et désire donc le remplacer et prendre sa place, et c’est ce désir qui se dissimule derrière le désir apparent pour le lait. Cela risque d’encourager l’autre enfant à perpétuer cette rivalité dans le temps, et de contaminer ainsi la relation à travers cette imitation réciproque.
Ainsi, nous clôturons cette section en rappelant la différence entre l’imitation élévatrice que pense la tradition classique dans le cadre d’un monde ordonné, et la mimesis contagieuse qui perpétue les cycles de violence. Dans les deux cas, l’imitation joue un rôle crucial, sans pour autant proposer une symétrie: la mimesis contagieuse n’est qu’une parodie de la vraie imitation. Néanmoins, il demeure important de penser cette mimesis contagieuse et de démasquer son mécanisme de parodie.
2- Le prototype du désir vain: le péché originel
Nous avons suggéré que, d’après la théorie mimétique, un désir de compétition avec un rival se dissimulait derrière les désirs apparents. Nous avons également suggéré de ne pas généraliser cette théorie au désir tout court, mais de la comprendre comme un acte de démasquage précis du désir vain, ou du péché. Afin d’examiner ce supposé démasquage de plus près, quoi de mieux que de revenir à l’histoire du péché originel?
La première question qui se pose à nous est alors de voir ce qui se cache derrière le désir d’Adam et Ève pour le fruit. Désirent-ils le fruit pour ce qu’il est en lui-même? En d’autres termes, leur désir est-il animé par la réalité et le bien intrinsèque du fruit? La réponse à cette question est évidemment non. Cette réponse catégorique tient du fait que ce fruit, s’il avait été vu dans sa réalité intrinsèque, aurait révélé à Adam et Ève qu’il ne pouvait être intégré et digéré par eux: il aurait été bien trop pour eux. S’ils avaient vu le fruit pour ce qu’il était réellement, ils ne l’auraient pas convoité de la sorte. Si leur désir n’est pas expliqué par la réalité intrinsèque du fruit, en quoi consistait-il?
Avant que le désir pour le fruit ne soit mentionné, le serpent propose à Ève que “Le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.”3 C’est directement après cette phrase que l’on peut lire que “La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence”4. Cette séquence très suggestive semble indiquer que le désir d’Adam et Ève pour le fruit provient d’un désir plus primordial d’être “comme des dieux”. Ce n’est pas la réalité du fruit en soi qui est désirable pour Adam et Ève. Ces derniers n’auraient jamais voulu le fruit s’ils avaient été capables de voir qu’il était bien plus qu’ils ne pouvaient couvrir à ce moment, et qu’il les empoisonnerait. C’est plutôt le désir d’être “comme des dieux” qui les a poussés à désirer le fruit, et on y voit déjà l’idée de la rivalité mimétique.
La volonté d’être “comme des dieux” révèle de manière importante la façon avec laquelle la rivalité mimétique parodie l’imitation verticale. En effet, on apprend plus tôt dans la Genèse qu’Adam est fait à l’image de Dieu5. Être à l’image de Dieu renvoie clairement à un ordre ontologique au sein duquel Adam dérive son origine d’un Être qui le précède. L’imitation qui découle de la reconnaissance de cet ordre prend alors la forme d’une obéissance à Dieu et d’un respect des différences qui permettent à Adam de réaliser proprement son rôle d’homme.
Cependant, vouloir être “comme des dieux” semble transformer la relation verticale avec Dieu en une relation horizontale. Si “être à l’image de Dieu” c’est l’imiter à notre échelle de réalité, “être comme des dieux” c’est vouloir devenir Dieu maintenant, en abolissant toutes les différences qui nous séparent. Le paradoxe de l’horizontalité et de l’abolition des différences est justement qu’en voulant devenir l’autre maintenant, on doit également le détruire afin de prendre sa place6. L’abolition des différences fait qu’il n’y a désormais plus qu’une seule place pour deux. Cette confusion de la différence et de l’identité est alors une parodie de la synthèse d’identité et de différence que l’on retrouve en l’homme lorsqu’il réalise sa réalité à l’image de Dieu, lorsque son identité avec Dieu coexiste parfaitement avec sa différence.
Nous suggérons alors que le désir d’être comme des dieux qui pousse Adam et Ève à prendre le fruit est d’abord initié par une révolution qui les met en compétition avec un Dieu qu’ils perçoivent désormais comme un rival. Suivre les paroles du serpent, au lieu de celles de Dieu, correspond justement à cette entrée dans un état de compétition avec l’autorité verticale. “Vous ne mourrez point; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront”7. Ainsi, avant le désir apparent pour le fruit, et même avant le désir d’être comme des dieux, une discorde entre l’homme et Dieu est semée. Afin que la relation verticale soit brisée, l’homme doit d’abord croire que Dieu est son ennemi, qu’Il lui a menti, et qu’Il complote derrière son dos. La rivalité commence alors par l’impression que c’est l’autre qui a commencé, et que je ne fais que répondre à son hostilité. Ainsi, il semblerait que le premier pas vers le péché originel soit l’établissement d’un état de compétition avec Dieu qui vient détruire la confiance verticale. Il en découle alors une rivalité mimétique caractérisée par un désir d’“être comme des dieux”, qui se manifeste en apparence par un désir pour le fruit.
Ainsi, une lecture attentive de la Genèse ne pourrait défendre l’idée qu’Adam et Ève désirent le fruit pour ce qu’il est intrinsèquement. Si la nature intrinsèque du fruit avait été vue, le commandement de Dieu de ne pas en manger aurait été compris. L’attraction du fruit provient plutôt du fait qu’ils sont piégés à y voir une opportunité de devenir comme leur rival et d’avoir pour eux-mêmes son être. C’est alors de cette manière que la théorie girardienne semble exposer la rivalité mimétique que dissimule le désir du fruit. Cependant, l’être qui est perçu et désiré dans le cadre de cette compétition n’est plus qu’une contrefaçon et une distorsion de Dieu. Ce qu’ils imitent réellement est la parodie de Dieu distordue et horizontalisée par le miroir du serpent. Si le désir pour le fruit n’est pas un désir pour sa réalité intrinsèque, cela est d’autant plus vrai pour le “modèle” qu’ils pensent imiter. Le désir mimétique piège donc l’individu en distordant à la fois le modèle imité, et l’objet désiré.8
3: Le discernement révélateur
À travers l’histoire du péché originel, nous avons pu voir dans quelle mesure la théorie de la rivalité mimétique semble découvrir les mensonges qui se cachent derrière le désir vain. Adam et Ève sont tout d’abord piégés à croire en une parodie de Dieu qui serait leur rival. C’est cette distorsion du vrai modèle qui les pousse à manger du fruit, croyant qu’ils deviendraient comme Dieu de cette manière.
Cependant, nous avons mentionné dans notre premier paragraphe qu’il était important de ne pas faire de cette théorie une métaphysique du désir. Si la rivalité mimétique était une théorie du désir simpliciter, la conclusion serait inévitablement un nihilisme qui verrait derrière toute action une compétition dissimulée. Cela voudrait dire que l’on propose qu’il existe tout de même des manifestations du désir qui sont “authentiques” et non pas mimétiques. Qui donc accepterait qu’on lui dise que l’amour qu’il ressent n’est que le masque d’une rivalité dissimulée?
Afin de clôturer notre discussion, nous suggérons de nous intéresser à la différence fondamentale qui distingue le désir authentique du désir mimétique. Pour cela, nous allons nous appuyer sur la sagesse de Salomon qu’il met en avant lors du jugement des deux prostituées, un passage que Girard affectionne particulièrement. Ayant reçu la connaissance du bien et du mal, Salomon est tout de suite exposé à deux prostituées qui se disputent un seul et même enfant9. Nous apprenons que l’une d’entre elles est la vraie mère, alors que l’autre a tué son enfant lors de son sommeil. De ce fait, Salomon a devant lui deux désirs apparemment identiques, deux désirs qui sont en apparence tournés vers le même objet. Comment discerner entre les deux?
Le jugement que propose initialement Salomon est de couper l’enfant en deux morceaux et de le diviser équitablement entre les deux prostituées. Bien que ce jugement puisse paraître absurde, il permet à Salomon de démasquer et révéler ce qui était caché derrière les deux désirs apparemment identiques. D’une part, la prostituée qui mentait est démasquée dans son désir lorsqu’elle accepte sans problème le jugement de Salomon. En apparence, elle semblait désirer l’enfant. Le test de Salomon révèle que son désir n’était jamais réellement pour l’enfant, mais uniquement de mimétiquement rivaliser avec l’autre femme. Ainsi, le jugement de Salomon lui permet de démasquer la rivalité mimétique jalouse qui se dissimulait en un désir pour l’enfant. C’est un parfait exemple du désir vain qui, lorsqu’il est poussé à se révéler jusqu’au bout, montre sa vraie nature mimétique et rivalitaire.
D’autre part, la prostituée qui était la vraie mère de l’enfant est également révélée dans son authenticité. Elle refuse le jugement de Salomon et se montre prête à laisser l’autre prostituée gagner”, uniquement afin que l’enfant reste en vie. On peut donc voir dans cette histoire ce qu’est le désir authentique lorsqu’il est poussé à se révéler jusqu’au bout. Il s’agit d’un désir entièrement déterminé par le bien et la réalité de l’être aimé. Pour cette raison, le désir authentique serait prêt à sacrifier sa satisfaction proximale de se joindre à l’être aimé, afin de sauver l’intégrité de celui-ci. Ce sacrifice révèle que le désir authentique est premièrement orienté vers la réalité intrinsèque de l’être aimé, et non vers la satisfaction personnelle qu’il peut engendrer.
La sagesse de Salomon lui a alors permis, à travers son test, de pousser deux désirs apparemment identiques à se révéler jusqu’au bout. L’un a prouvé son authenticité en se sacrifiant pour l’être aimé, l’autre a prouvé sa vanité en préférant la rivalité mimétique à l’objet désiré. Ainsi, cette histoire permet de mettre en lumière la distinction entre la notion traditionnelle du désir et la théorie mimétique de Girard. En effet, le désir de la bonne prostituée incarne la notion du désir que l’on peut trouver dans la tradition classique: le mouvement de l’âme vers l’être aimé. Ce désir, comme on l’a vu, se distingue par une acceptation de renoncer à un désir de possession si cela préservait la réalité intrinsèque de l’être aimé, même loin de soi. Au contraire, la mauvaise prostituée exemplifie le mimétisme dont la vanité est révélée par le fait que ce qu’elle désire réellement est d’être en compétition avec sa rivale en suivant la formule vaniteuse suivante: “Si tu l’as, je dois l’avoir aussi. Et si je ne peux pas l’avoir, personne d’autre ne l’aura”.
Ainsi, le jugement de Salomon permet de voir parfaitement quelle est la place et l’importance de la théorie mimétique de Girard. En aucun cas elle ne remplace une métaphysique du désir, parce que le mimétisme, on l’a vu, ne peut expliquer le désir de la bonne prostituée. C’est un vrai amour pour la réalité d’un autre qui meut cette dernière. Cependant, la force de la théorie mimétique est de rendre compte du désir vain (du péché) exemplifié par la mauvaise prostituée. En effet, on voit clairement la nature parasitaire de ce désir. Sans le désir authentique de la bonne prostituée pour l’enfant, ce désir mimétique ne pourrait exister: son existence ne tient qu’en tant que rival du désir authentique de la vraie mère.
On peut donc comprendre que le désir mimétique est une tentative de penser le péché dans sa nature parasite. Plus précisément, on devrait dire que la théorie mimétique vise à démasquer l’apparence du désir vain. Son but n’est pas uniquement de remarquer que le péché n’a pas d’existence ontologique, comme l’ont déjà fait les philosophes classiques. Plutôt, son but est de pouvoir démasquer le désir vain lorsque celui-ci imite en apparence un désir authentique. La théorie girardienne s’apparenterait plus à un outil d’investigation qu’à une réflexion philosophique sur la nature du péché.
Conclusion:
Au cours de cet article, nous avons discuté la pierre angulaire de la pensée girardienne: la théorie du désir mimétique. Nous ne l’avons pas acceptée complètement en raison de ses lacunes métaphysiques. Nous ne l’avons pas non plus rejetée entièrement en raison de la part importante de vérité qu’elle contient. Si Girard en a fait la fondation de son travail, c’est parce qu’il semble accepter sans qualification l’idée que l’état de nature est synonyme d’un état de compétition. Ce constat semble être l’inévitable conclusion d’une pensée qui ne réfléchit pas l’origine verticale des choses, et se contente d’une vision réduite de la nature. Notre but a donc été de reconnaître avec Girard la réalité de l’état de compétition, sans en faire pour autant le fondement de notre métaphysique. Cela nous amène à proposer que Girard pourrait être considéré comme un penseur du cycle et du domaine du temps. Ce domaine présenté en profondeur dans le livre “The Language of Creation” est justement celui de la compétition, du mensonge et de la vanité10. Il est donc important d’être sage comme un serpent lorsqu’on navigue les eaux du cycle afin de ne pas être piégé par les apparences trompeuses. La fascination exercée par Girard sur le public, ainsi que son intérêt pour les religions archaïques et “les choses cachées”, s’éclaircissent lorsque l’on comprend que sa pensée s’est toujours intéressée au cycle et non à la métaphysique.
[1]: L’analogie avec Jordan Peterson est uniquement à propos de l‘utilisation des récits bibliques au service d’une discussion qui demeure dans un cadre scientifique (La psychologie pour l’un, et l’anthropologie pour l’autre). Girard pour sa part était un catholique, d’où la limitation de cette analogie.
[2]: Girard, René “Mensonge romantique et vérité romanesque”, 1961.
[3]: Genèse 3:5
[4]: Genèse 3:6
[5]: Genèse 1:26–27
[6]: N’a-t-on pas tué Dieu lorsqu’Il s’est incarné auprès de nous?
[7]: Genèse 3:4–5
[8]: La distorsion du modèle correspond à être piégé à suivre “un principe étrange” et la distorsion de l’objet correspond à être piégé à intégrer “un corps étranger”. Cette double distorsion du ciel et de la terre correspond à la nature du péché présentée dans le chapitre 57 du livre “The Language of Creation”.
[9]: 1 Rois 3:16–28
[10]: Pageau, Matthieu “The language of Creation: Cosmic Symbolism in Genesis: A commentary”, 2018, de 115 à 197.
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